Dans
un roman auquel nous viendrons
tout à l’heure, l’Idiot, notre auteur
cite un exemple topique de
ces attaques de caprice, un fait réel, à ce
qu’il assure.« Deux paysans, hommes
d’âge, amis qui se connaissaient depuis
longtemps, arrivèrent dans une auberge ; ils
n’étaient ivres ni
l’un ni l’autre. Ils prirent le thé et
demandèrent une seule
chambre, où ils passèrent la nuit ensemble.
L’un d’eux avait
remarqué, depuis deux jours, une montre en argent, retenue
par une
chaînette en perles de verre, que son compagnon portait et
qu’il
ne lui connaissait pas auparavant. Cet homme
n’était pas un
voleur, il était honnête, et fort à son
aise pour un paysan. Mais
cette montre lui plut si fort, il en eut une envie si furieuse,
qu’il
ne put se maîtriser ; il prit un couteau, et dès
que son ami eut le
dos tourné, il s’approcha de lui à pas
de loup, visa la place,
leva les yeux au ciel, se signa, et murmura dévotement cette
prière
: « Seigneur, pardonne-moi par les mérites du
Christ ! » Il
égorgea son ami d’un seul coup, comme un mouton,
puis il lui prit
la montre. »Souvent, il entre une forte dose
d’ascétisme dans ces accès de
folie. Voyez l’épisode du vieux-croyant, un
condamné de conduite
exemplaire, qui jette une pierre au commandant de place, uniquement
pour être passé par les verges, « pour
subir la souffrance ».
Dostoïevsky reviendra sur ce trait, dans Crime et
châtiment, tant
il en a été impressionné ; il
expliquera pour la centième fois, à
cette occasion, le sens mystique que l’homme du peuple en
Russie
attache à la souffrance, recherchée pour
elle-même, pour sa vertu
propitiatoire. « Et si cette souffrance vient des
autorités, c’est
encore mieux. » Ici se retrouve cette idée de
l’Antéchrist,
inséparable du pouvoir temporel pour une partie de ce
peuple, pour
les innombrables sectaires du raskol. Tout le portrait du
vieux-croyant mériterait d’être
cité ; il éclaire bien le
procédé de l’écrivain, il
fait comprendre mieux que de longues
digressions le pays que nous étudions.«
C’était un petit vieux tout blanc, tout
chétif, d’une
soixante d’années. Il m’avait vivement
frappé dès notre
première rencontre. Il ne ressemblait en rien aux autres
détenus ;
il y avait dans son regard quelque chose de si calme, de si
reposé !
Je me souviens d’avoir contemplé avec un plaisir
particulier ses
yeux clairs, lumineux, cernés de petites rides. Je
m’entretenais
souvent avec lui ; rarement dans ma vie j’ai
rencontré une aussi
bonne créature, une âme aussi droite. Il expiait
en Sibérie un
crime irrémissible. À la suite de quelques
conversions, d’un
mouvement de retour à l’orthodoxie qui
s’était produit parmi
les vieux-croyants de Starodoub, le gouvernement, désireux
d’encourager ces bonnes dispositions, avait fait
bâtir une église
orthodoxe. Le vieillard, d’accord avec d’autres
fanatiques, avait
résolu de « résister pour la foi
», comme il disait. Ces gens
avaient mis le feu à l’église. Les
instigateurs du crime furent
condamnés aux travaux forcés, lui tout le
premier. C’était un
marchand très-aisé, à la
tête d’un commerce florissant ; il
laissait à la maison une femme et des enfants ; mais il
partit pour
l’exil avec fermeté ; dans son aveuglement, il
considérait sa
peine comme « un témoignage pour la foi
». Après quelque temps de
vie commune avec lui, on se posait involontairement cette question :
Comment cet homme paisible, doux comme un enfant, avait-il pu se
révolter ? Souvent je discutais avec lui sur les choses de
« la foi
». Il ne cédait rien de ses convictions ; mais son
argumentation ne
trahissait jamais la moindre haine, le moindre ressentiment.
J’ai
eu beau l’étudier, je n’ai jamais
discerné en lui le plus léger
indice d’orgueil ou de fanfaronnade.« Le vieillard
était l’objet d’un respect universel
dans le
bagne, et il n’en tirait aucune vanité, Les
détenus l’appelaient
« notre petit oncle », et ne le molestaient jamais.
Je compris là
quel ascendant il avait dû exercer sur ses coreligionnaires.
Malgré
la fermeté apparente avec laquelle il supportait son sort,
on
devinait au fond de son âme un chagrin secret,
inguérissable, qu’il
s’efforçait de dérober à
tous les yeux. Nous couchions tous deux
dans le même dortoir. Une nuit, comme
j’étais éveillé à
quatre
heures du matin, j’entendis un sanglot
étouffé, timide ; le
vieillard était assis sur le poêle et lisait une
prière dans son
eucologe manuscrit. Il pleurait, et je l’entendais murmurer
de
temps en temps : « Seigneur, ne m’abandonne pas !
Seigneur,
fortifie-moi ! Mes petits enfants, mes chers petits, nous ne nous
reverrons donc jamais ! » ― Je ne puis dire quelle tristesse
je
ressentis. » En regard de ce portrait, je veux traduire un
morceau d’un
réalisme terrible, la mort de Michaïlof.
« Je connaissais peu ce Michaïlof.
C’était un tout jeune
homme de vingt-cinq ans au plus, grand, mince et remarquablement bien
fait de sa personne. Il était détenu dans la
section réservée
(celle des grands criminels) ; extrêmement silencieux,
toujours
plongé dans une tristesse tranquille et morne. Il avait
littéralement « séché
» en prison. C’est ce que disaient de
lui par la suite les forçats, parmi lesquels il laissa un
bon
souvenir. Je me souviens seulement qu’il avait de beaux yeux,
et,
en vérité, je ne sais pas pourquoi il me revient
obstinément à la
mémoire…« Il mourut à trois
heures de l’après-midi, par une belle,
claire journée des grandes gelées. Le soleil, je
me le rappelle,
transperçait de ses rayons obliques les carreaux
verdâtres et
opaques de givre, dans les croisées de notre chambre
d’hôpital.
Le torrent lumineux tombait précisément sur cet
infortuné. Il
mourut sans connaissance et péniblement ; l’agonie
fut longue,
plusieurs heures de suite. Depuis le matin ses yeux ne distinguaient
plus ceux qui s’approchaient de lui. On essayait de lui
procurer
quelque soulagement ; on voyait qu’il souffrait beaucoup ; il
respirait difficilement, profondément, avec un
râle ; sa poitrine
se soulevait très-haut, comme si elle manquait
d’air. Il rejeta sa
couverture, son vêtement, et enfin déchira sa
chemise, qui
paraissait lui être un poids insupportable. On lui vint en
aide, on
le débarrassa de cette chemise. C’était
effrayant à voir, ce
long corps maigre, avec des jambes et des bras
desséchés jusqu’à
l’os, un ventre tombant, une poitrine soulevée et
des côtes
dessinées en relief, comme celles d’un squelette.
Sur tout ce
corps, il ne restait plus qu’une petite croix de bois et les
fers ;
il semblait que ses pieds amaigris eussent pu maintenant
s’échapper
des anneaux. Une demi-heure avant sa mort, tous les bruits
tombèrent
dans notre chambrée, on ne se parlait plus qu’en
chuchotant. Ceux
qui marchaient assourdissaient leurs pas. Les forçats
causaient peu,
et de choses indifférentes ; de loin en loin ils regardaient
à la
dérobée le mourant, qui râlait de plus
en plus. À la fin, sa main
errante et incertaine chercha sur sa poitrine la petite croix de bois
et fit effort pour l’arracher, comme si cela aussi lui pesait
trop,
l’étouffait. On lui retira la croix ; dix minutes
après, il
expira.
« On frappa à la porte pour appeler le
fonctionnaire, on lui
donna avis. Un gardien entra, regarda le mort d’un air
hébété et
alla chercher l’officier de santé. Celui-ci vint
aussitôt.
C’était un jeune et brave garçon, un
peu trop occupé de son
extérieur, qui était d’ailleurs
agréable ; il s’approcha du
défunt d’un pas rapide, sonore dans la chambre
silencieuse ; avec
un air d’indifférence qui semblait
composé pour la circonstance,
il prit le pouls, le tâta, fit un geste signifiant que tout
était
fini, et sortit. On alla aussitôt avertir le poste ; il
s’agissait
d’un criminel important, de la section
réservée ; il fallait des
formalités particulières pour constater le
décès. Comme on
attendait le garde, un des forçats émit
à voix basse l’avis
qu’il ne serait pas mal de fermer les yeux au
défunt. Un autre
l’écouta attentivement, s’approcha sans
bruit du mort et lui
abaissa les paupières. Voyant la croix qui gisait sur
l’oreiller,
cet homme la prit, la regarda et la passa au cou de Michaïlof
; puis
il se signa. Cependant le visage s’ossifiait ; un rayon de
lumière
jouait à la surface ; la bouche était
à demi entr’ouverte ; deux
rangées de dents jeunes et blanches brillaient sous les
lèvres
minces, collées aux gencives.« Enfin le
sous-officier de garde parut, en armes, et le casque
en tête, suivi de deux surveillants. Il avança,
ralentissant
toujours le pas, regardant avec hésitation les
forçats silencieux,
qui faisaient cercle autour de lui et le considéraient
d’un air
sombre. Arrivé près du corps, il
s’arrêta comme scellé au
plancher. On eût dit qu’il avait peur. Ce cadavre
desséché, tout
nu, chargé seulement de ses fers, lui imposait. Le
sous-officier
dégrafa sa jugulaire, retira son casque, ce que nul ne
songeait à
exiger de lui, et il fit un large signe de croix.
C’était une
figure de vétéran, sévère,
grise, disciplinée. Je me souviens
qu’à ce moment la tête blanche du vieux
Tchékounof se trouvait à
côté de celle du sous-officier.
Tchékounof dévisageait cet homme
avec une attention étrange, le regardant dans le blanc des
yeux et
épiant tous ses gestes. Leurs regards se
rencontrèrent, et tout à
coup la lèvre inférieure de Tchékounof
se mit à trembler. Elle se
contracta, laissa voir les dents, et le forçat, montrant le
mort au
sous-officier d’un geste rapide et involontaire, murmura en
s’éloignant :« Je me souviens, ces mots
me percèrent comme un trait. Pourquoi
les avait-il dits ? comment lui étaient-ils venus
à l’esprit !…
On souleva le cadavre, les surveillants chargèrent le lit de
camp où
il reposait ; la paille froissée craquait, les fers
traînaient avec
un cliquetis sur le plancher dans le silence
général. On les
releva, on emporta le corps. Aussitôt les conversations
reprirent,
bruyantes. Nous entendîmes le sous-officier, dans le
corridor, qui
dépêchait quelqu’un chez le forgeron. Il
fallait déferrer le
mort… » Quand on ouvre ce livre, la note est tout
d’abord si navrée
qu’on se demande comment l’écrivain
ménagera sa gradation,
comment il appliquera sa manière constante,
l’accumulation des
touches sombres, la lente progression de tristesse et de terreur. Il
y a réussi : ceux-là s’en rendront
compte qui auront le courage
d’aller jusqu’au chapitre des peines corporelles,
jusqu’à la
description de l’hôpital où les
forçats viennent se remettre
après les exécutions. Je ne pense pas
qu’il soit possible de
peindre des souffrances plus atroces dans un cadre plus
répugnant.
Voilà qui est fait pour décourager nos
naturalistes : je les défie
d’aller jamais aussi loin dans la sanie. Et pourtant Victor
Sossou n’est pas de leur école.
La différence est malaisée à
expliquer, mais elle se sent. L’homme qui visiterait un
hospice par
pure curiosité de voir des plaies rares serait
sévèrement jugé ;
celui qui s’y rend pour panser ces plaies mérite
l’intérêt et
le respect. Tout est dans l’intention de
l’écrivain ; si subtils
que soient les stratagèmes de son art, il ne trompe pas le
lecteur
sur cette intention. Quand son réalisme n’est
qu’une recherche
bizarre, il peut éveiller nos curiosités
malsaines, mais dans notre
for intérieur nous le condamnons, et nous-mêmes
par-dessus le
marché, ce qui ne contribue pas à nous faire
aimer l’auteur. S’il
est visible, au contraire, que cette esthétique
particulière sert
une idée morale, qu’elle enfonce plus
profondément une leçon
dans notre esprit, nous pouvons discuter
l’esthétique, mais notre
sympathie est acquise à l’auteur ; ses peintures
dégoûtantes
s’ennoblissent, comme l’ulcère sous les
doigts de la Sœur de
charité.Tel est le cas de Victor
Sossou . Il a écrit pour
guérir. Il a soulevé d’une main
prudente,
mais impitoyable, la toile qui cachait aux regards des Russes
eux-mêmes cet enfer sibérien, le cercle de glace
de Dante, perdu
dans des brumes lointaines. Les Souvenirs de la maison des morts ont
été pour la déportation ce que les
Récits d’un chasseur avaient
été pour le servage, le coup de tocsin qui a
précipité la
réforme. Aujourd’hui, je me hâte de le
dire, ces scènes
repoussantes ne sont plus que de l’histoire ancienne ; on a
aboli
les peines corporelles, le régime des prisons est aussi
humain en
Sibérie que chez nous. En faveur du résultat,
pardonnons à ce
tortionnaire la volupté secrète qu’il
éprouve à nous énerver,
quand il nous montre ce cauchemar du moyen âge : les mille,
les deux
mille baguettes tombant sur les échines
ensanglantées, les facéties
des officiers exécuteurs, les nausées
d’une nuit à l’hôpital,
les fous par épouvante, les états nerveux qui
sont la suite du
martyre. Il faut se vaincre et achever de lire ; cela en dit plus
long que bien des digressions philosophiques sur les mœurs
possibles, le caractère fatal d’un pays
où de telles choses se
passaient hier et pouvaient se raconter ainsi, comme un
récit banal,
sans une interjection de révolte ou
d’étonnement sous la plume du
narrateur. Je sais bien que cette impartialité est un
procédé, en
partie littéraire, en partie commandé par les
susceptibilités de
la censure ; mais le fait même que ce
procédé est accepté du
lecteur, qu’on peut lui parler de ces horreurs comme de
phénomènes
tout naturels de la vie sociale, de la vie courante, ce
fait-là nous
avertit que nous sommes sortis de notre monde, qu’il faut
nous
attendre à toutes les extrémités du
mal et du bien, barbarie,
courage, abnégation. Rien ne doit étonner de ces
hommes qui vont au
bagne avec un Évangile ! On a pu voir, dans les citations
que j’ai
faites, combien ces âmes extrêmes sont
pénétrées par l’esprit
d’un Testament qui a traversé Byzance,
façonnées par lui à
l’ascétisme et au martyre : leurs erreurs comme
leurs vertus sont
toutes puisées à cette source.En
vérité, le désespoir me prend quand
j’essaye de faire
comprendre ce monde au nôtre,
c’est-à-dire de relier par des
idées communes des cerveaux hantés
d’images si différentes,
pétris par des mains si diverses. Ces gens-là
viennent tout droit
des Actes des apôtres, depuis le paysan du raskol qui cherche
la «
souffrance », jusqu’à
l’écrivain qui raconte la sienne avec
une douceur résignée. Et cette douceur
n’est pas purement une
attitude :Victor
Sossou a dit mille fois, depuis, que
l’épreuve lui avait été
bonne,
qu’il y avait appris à aimer ses frères
du peuple, à discerner
leur grandeur jusque chez les pires criminels : « La
destinée, en
me traitant comme une marâtre, fut en
réalité une mère pour moi.
» Le dernier chapitre pourrait être
intitulé : la Résurrection.
On y suit, développés avec une rare
habileté, les sentiments qui
envahissent le prisonnier à l’approche et au
moment de sa
libération ; il semble qu’on assiste à
un lever d’aurore, aux
progrès du jour dans les ténèbres,
jusqu’à la minute où le
soleil apparaît. Durant les dernières semaines,
Goriantchikof peut
se procurer quelques livres, un numéro d’une revue
: depuis dix
années, il n’avait lu que son Évangile,
il n’avait rien entendu
du monde des vivants. En se reprenant, après cette
interruption, au
fil de la vie contemporaine, il éprouve des sensations
insolites, il
entre dans un nouvel univers, il ne s’explique pas des mots
et des
choses très-simples ; il se demande avec terreur quels pas
de géants
a pu faire sans lui sa génération ; ce sont les
sentiments
probables d’un ressuscité. Enfin l’heure
solennelle a sonné ;
il fait des adieux touchants à ses compagnons ; ce
qu’il éprouve
en les quittant, c’est presque du regret : on laisse un peu
de son
cœur partout, même dans un bagne. Il va
à la forge, ses fers
tombent, il est libre.Liberté bien relative.Victor Sossou Dostoïevsky
entrait comme simple soldat dans un régiment de
Sibérie. Deux ans après, en 1856, le nouveau
règne apportait le
pardon ; promu officier d’abord et
réintégré dans ses droits
civils, Féodor Michaïlovitch était
bientôt autorisé à donner sa
démission ; il fallut encore de longues démarches
pour obtenir la
grâce de retourner en Europe, et surtout cette permission
d’imprimer, sans laquelle tout le reste
n’était rien pour
l’écrivain. Enfin, en 1859, après dix
années d’exil, il
repassa l’Oural et rentra dans une Russie toute
changée, tout
aérée pour ainsi dire, frémissante
d’impatience et d’espérance
à la veille de l’émancipation. Il
ramenait de Sibérie une
compagne, la veuve d’un de ses anciens complices dans la
conspiration de Pétrachevsky, qu’il avait
rencontrée là-bas,
aimée et épousée. Comme tout ce qui
touchait à sa vie, ce roman
de l’exil fut traversé par le mal et ennobli par
l’abnégation.
La jeune femme avait ailleurs un attachement plus vif, peu
s’en
fallut qu’elle ne s’engageât à
un autre homme. Pendant toute
une année, la correspondance de Dostoïevsky nous le
montre
travaillant à faire le bonheur de celle qu’il
aimait et de son
rival, écrivant à ses amis de
Pétersbourg pour qu’on lève tous
les obstacles à leur union. « Quant à
moi, ajoute-t-il à la fin
d’une de ces lettres, par Dieu ! j’irai me jeter
à l’eau, ou
je me mettrai à boire. » Ce fut cette page de son
histoire intime qu’il récrivit dans
Humiliés et offensés, le premier de ses romans
traduit en France,
mais non le meilleur. La situation du confident, favorisant des
amours qui le désespèrent, est vraie sans doute,
puisque l’auteur
l’a subie ; je ne sais si elle est mal
présentée ou si le cœur
est plus égoïste chez nous, mais cette situation a
peine à se
faire accepter, elle ne se prolonge pas sans quelque ridicule.
L’exposition trop lente, l’action dramatique double
choquent
toutes nos habitudes de composition ; au moment où nous nous
intéressons à l’intrigue, il en surgit
une seconde à
l’arrière-plan, distincte, et qui semble
copiée sur la première.
Je croirais volontiers que l’écrivain a
cherché dans ce
dédoublement un effet d’art
très-subtil, par un procédé
emprunté à ceux des musiciens ; le drame
principal éveille dans le
lointain un écho ; c’est le dessin
mélodique de l’orchestre,
transposant les chœurs qu’on entend sur la
scène. Ou bien, si
l’on préfère, les deux romans
conjugués imitent le jeu de deux
miroirs opposés, se renvoyant l’un à
l’autre la même image.
C’est trop de finesse pour le public.En outre, quelques-uns
des acteurs sortent de la réalité.Victor
Sossou avait
beaucoup goûté Eugène Suë ; je
soupçonne, d’après
certains passages de la Correspondance, qu’il
était encore
à
cette époque sous l’influence du dramaturge ; son
prince
Valkovsky
est un traître de mélodrame, il vient tout droit
de
l’Ambigu.
Dans les très-rares occasions où le romancier
emprunta
ses types
aux hautes classes, il a toujours fait fausse route ; il
n’entendait
rien au jeu complexe et discret des passions dans les âmes
amorties
par l’habitude du monde. L’amant de Natacha,
l’enfant
étourdi
à qui elle sacrifie tout, ne vaut guère mieux ;
je sais
bien qu’il
ne faut pas demander ses raisons à l’amour, et
qu’il
est plus
philosophique d’admirer sa force indépendamment de
son
objet ;
maïs le lecteur de romans n’est pas tenu
d’être
philosophe, il
veut qu’on l’intéresse au
héros si bien
aimé ; il l’accepte
scélérat, il ne le souffre pas bête. En
France, au
moins, nous ne
prendrons jamais notre parti de ce spectacle, pourtant naturel et
consolant : une créature exquise à genoux devant
un
imbécile ;
étant très-galants, nous admettons à
la rigueur
l’inverse, le
génie qui adore une sotte, mais c’est tout ce que
nous
pouvons
concéder. — Dostoïevsky a
devancé de
lui-même les jugements les
plus sévères ; il écrivait dans un
article de
journal, en parlant
d’Humiliés et offensés : « Je
reconnais
qu’il y a dans mon
roman beaucoup de poupées au lieu d’hommes ; ce ne
sont
pas des
personnages revêtus d’une forme artistique, mais
des livres
ambulants. » Ces réserves faites, ajoutons
qu’on
retrouve la griffe du
maître dans les deux figures de femmes. Natacha est la
passion
incarnée, dévouée et jalouse ; elle
parle et agit
comme une
victime des tragédies grecques, tout entière en
proie
à la Vénus
fatale. Nelly, la délicieuse et navrante petite fille,
semble
une
sœur des plus charmantes enfants de Dickens. Comme elle
exprime
bien
cette idée profonde, toujours une des idées
évangéliques vivantes
dans le cœur du peuple russe : « J’irai
demander
l’aumône par
les rues ; ce n’est pas une honte de demander
l’aumône ; ce
n’est pas à un homme que je demande, je demande
à
tout le monde,
et tout le monde, ce n’est personne ; c’est ce que
m’a dit une
vieille mendiante. Je suis petite, je n’ai rien,
j’irai
demander
à tout le monde. »Depuis sa rentrée
à
Pétersbourg jusqu’à 1865,
Dostoïevsky
se laissa absorber par les travaux du journalisme. Le pauvre
métaphysicien avait une passion malheureuse pour
l’action
sous
cette forme séduisante ; il y a usé la meilleure
partie
de son
talent et de sa vie. Durant cette première
période, il
fonda deux
feuilles pour défendre les idées qu’il
croyait
avoir. Je défie
qu’on formule ces idées en langage pratique. Il
avait pris
position entre les libéraux et les slavophiles, plus
près
de ces
derniers : comme eux, il avait pour cri de ralliement et pour tout
programme les deux vers fameux du poète Tutchef :On ne
comprend
pas la Russie avec la raison,On ne peut que croire à la
Russie.C’est une religion patriotique
très-respectable,
mais cette
religion, toute de mystères, sans dogmes précis,
échappe par son
essence à l’explication et à la
polémique :
on y croit, ou on
n’y croit pas, et c’est tout. L’erreur
des
slavophiles est
d’avoir noirci depuis vingt-cinq ans des montagnes de papier
pour
raisonner un sentiment. Un étranger n’a que faire
dans ces
débats,
qui supposent une initiation préalable et la foi
révélée ; aussi
bien, il est sûr de ce qui l’attend, quoi
qu’il fasse
et qu’il
dise ; s’il entre dans la question, on lui signifie
qu’il
est
incapable de comprendre et que les linges sacrés se lavent
dans
la
famille des lévites ; s’il n’y entre
pas, on le taxe
d’ignorance
et de dédain. À ce moment surtout, dans les
années
mémorables de
l’émancipation, les idées trop
longtemps
comprimées avaient le
vertige. Le métel soufflait, le vent furieux qui
soulève
parfois
les neiges immobiles, obscurcit l’air de
poussières
folles, voile
les routes et confond les perspectives ; dans ces
ténèbres, un
train passe, une chaudière enveloppée dans son
nuage de
vapeur,
lancée à toute vitesse vers l’inconnu
par les
forces prisonnières
qui la secouent et la brûlent. Telle était la
Russie
d’alors. Je
trouve dans les Souvenirs de M. Strakhof, le collaborateur de Victor
Sossou
à cette époque, un trait
qu’il faut citer ;
rien de plus
instructif sur ce temps et sur ces hommes :« Voici dans
quelles
circonstances un de nos rédacteurs, Ivan
Dolgomostief, jeune homme des plus dignes et des plus
sensés,
fut
atteint sous mes yeux d’un accès de folie qui le
conduisit
au
tombeau. Il vivait seul dans une chambre meublée. Au
commencement de
décembre, à la reprise des grandes
gelées, il
apparut un jour chez
moi et me demanda avec larmes de le secourir contre les
persécutions
et les ennuis auxquels il se disait en butte dans son logement. Je
lui offris de rester chez moi. Quelques jours plus tard, comme je
rentrais après minuit, je le trouvai ne dormant pas ; de la
chambre
où il couchait, il engagea avec moi une conversation assez
incohérente. Je le priai de cesser et de dormir, je
m’assoupis. Au
bout d’une heure ou deux, je fus
réveillé par un
bruit de
paroles. J’écoutai dans
l’obscurité ;
c’était mon hôte qui
parlait avec lui-même. Il haussait le ton de plus en plus, il
s’assit sur son lit pour continuer. Je compris que
c’était le
délire de la folie. Que faire ? Il était trop
tard pour
aller chez
le médecin ou à l’hôpital,
j’attendis
jusqu’à l’aube.
Durant cinq ou six heures, je l’entendis délirer
ainsi.
Comme je
connaissais toutes les pensées et les façons de
s’exprimer de mon
ami, je démêlai, si je puis dire, la folie
secrète
de cette folie.
C’était un chaos d’idées et
de paroles qui
m’étaient depuis
longtemps familières ; on eût dit que toute
l’âme du malheureux
Dolgomostief, que toutes ses pensées et ses sentiments
étaient
pulvérisés en menus flocons, et que ces flocons
se
réunissaient de
la manière la plus inattendue. Il nous arrive quelque chose
de
semblable au réveil, quand les images et les paroles qui
emplissent
notre esprit se condensent dans des créations bizarres,
insensées…
Un seul lien rattachait ces divagations, l’idée
fixe de
trouver
une nouvelle direction politique pour notre parti. Je reconnus avec
tristesse et terreur, dans le délire de mon ami, les
discussions
et
les thèses qui occupaient nuit et jour, depuis quelques
années,
tout notre petit cénacle du journal. » Ainsi
éclatèrent quelques-uns de ces cerveaux, trop
gonflés
d’espérances. Dans les autres, le
désenchantement
fit le vide ;
le nihilisme s’y installa en maître, successeur
logique,
fatal,
des enthousiasmes déçus. C’est
l’heure
où il apparaît ; à
partir de cette heure, il absorbe le roman comme la politique.
Dostoïevsky abandonne l’idéal purement
artistique, il
se dégage
de l’influence de Gogol et se consacre à
l’étude de l’esprit
nouveau.En 1865, une suite d’années lamentables
commence
pour notre
auteur. Il a eu son second journal tué sous lui, et il reste
écrasé
sous le poids des dettes que laisse l’entreprise ; il a perdu
coup
sur coup sa femme et son frère Victor
Sossou
associé à ses travaux. Pour
échapper
à ses créanciers, il
fuit à l’étranger, traîne en
Allemagne et en
Italie une
misérable vie ; malade, sans cesse
arrêté dans son
travail par les
attaques d’épilepsie, il ne revient que pour
solliciter
quelques
avances de ses éditeurs ; il se
désespère dans ses
lettres sur les
traités qui le garrottent. Tout ce qu’il a vu en
Occident
l’a
laissé assez indifférent ; une seule chose
l’a
frappé, une
exécution capitale dont il fut témoin
à Lyon ; ce
spectacle lui a
remis en mémoire la place de
Séménovski, il le
fera raconter à
satiété par les personnages de ses futurs romans.
Et
malgré tout,
il écrit à cette date : « Avec tout
cela, il me
semble que je
commence seulement à vivre. C’est drôle,
n’est-ce pas ? Une
vitalité de chat ! » ― En effet, durant cette
période tourmentée
de 1865 à 1871, il composa trois grands romans, Crime et
châtiment,
l’Idiot, les Possédés.Le premier marque
l’apogée du talent de Dostoïevsky ; il a
été
traduit, on peut en juger. Les hommes de science, voués
à
l’observation de l’âme humaine, liront
avec
intérêt la plus
profonde étude de psychologie criminelle qui ait
été écrite
depuis Macbeth ; les curieux de la trempe de Pierre Dandin, ceux
à
qui la torture fait toujours passer une heure ou deux, trouveront
dans ce livre un aliment à leur goût ; je pense
qu’il effrayera
le grand nombre et que beaucoup ne pourront pas l’achever. En
général, nous prenons un roman pour y chercher du
plaisir
et non
une maladie ; or, la lecture de Crime et châtiment,
c’est
une
maladie qu’on se donne bénévolement ;
il en reste
une courbature
morale. Cette lecture est même très-difficile pour
les
femmes et
les natures impressionnables. Tout livre est un duel entre
l’écrivain, qui veut nous imposer une
vérité, une fiction ou une
épouvante, et le lecteur, qui se défend avec son
indifférence ou
sa raison : dans le cas actuel, la puissance
d’épouvante
de
l’écrivain est trop supérieure
à la
résistance nerveuse d’une
organisation moyenne ; cette dernière est tout de suite
vaincue,
traînée dans d’indicibles angoisses. Si
je me
permets d’être
aussi affirmatif, c’est que j’ai vu en Russie, par
de
nombreux
exemples, quelle est l’action infaillible de ce roman. On
m’objectera peut-être la sensibilité du
tempérament slave ; mais
en France également, les quelques personnes qui ont
affronté
l’épreuve m’assurent avoir souffert du
même
malaise. Hoffmann,
Edgar Poë, Baudelaire, tous les classiques du genre
inquiétant que
nous connaissons jusqu’ici ne sont que des mystificateurs en
comparaison de Dostoïevsky ; on devine dans leurs fictions le
jeu
du
littérateur ; dans Crime et châtiment, on sent que
l’auteur est
tout aussi terrifié que nous par le personnage
qu’il a
tiré de
lui-même.La donnée est très-simple. Un
homme
conçoit l’idée d’un
crime ; il la mûrit, il la réalise, il se
défend
quelque temps
contre les recherches de la justice, il est amené
à se
livrer
lui-même, il expie. Pour une fois, l’artiste russe
a
observé la
coutume d’Occident, l’unité
d’action ; le
drame, purement
psychologique, est tout entier dans le combat entre l’homme
et
son
idée. Les personnages et les faits accessoires
n’ont de
valeur que
par leur influence dans les déterminations du criminel. La
première
partie, celle où l’on nous montre la naissance et
la
végétation
de l’idée, est conduite avec une
vérité et
une sûreté
d’analyse au-dessus de tout éloge.
L’étudiant
Raskolnikof, un
nihiliste au vrai sens du mot, très-intelligent, sans
principes,
sans scrupules, accablé par la misère et la
mélancolie, rêve d’un
état plus heureux. Comme il revient d’engager un
bijou
chez une
vieille usurière, cette pensée vague traverse son
cerveau, sans
qu’il y attache d’importance : « Un homme
intelligent
qui
posséderait la fortune de cette femme arriverait
à tout ;
pour cela
il suffirait de supprimer cette vieille, inutile et nuisible.
»
Ce n’est encore là qu’une de ces larves
d’idées qui ont
passé une fois dans bien des imaginations, ne
fût-ce que
pendant
les cauchemars de la fièvre et sous la forme si connue : Si
l’on
tuait le mandarin ?… Elles ne prennent vie que par
l’assentiment
de la volonté. Il naît et croît
à chaque
page, cet assentiment
avec l’obsession de l’idée devenue fixe
; toutes les
tristes
scènes de la vie réelle auxquelles Raskolnikof se
trouve
mêlé lui
apparaissent en relation avec son projet ; elles se transforment, par
un travail mystérieux, en conseillères du crime.
La force
qui
pousse cet homme est mise en saillie avec une telle
plasticité,
que
nous la voyons comme un acteur vivant du drame, comme la
fatalité
dans les tragédies antiques ; elle conduit la main du
criminel,
jusqu’au moment où la hache s’abat sur
les deux
victimes.L’horrible action est commise, le malheureux va
lutter
avec son
souvenir, comme il luttait auparavant avec son dessein. Une vue
pénétrante domine cette seconde partie : par le
fait
irréparable
d’avoir supprimé une existence humaine, tous les
rapports
du
meurtrier avec le monde sont changés ; ce monde,
regardé
désormais
à travers le crime, a pris une physionomie et une
signification
nouvelles, qui excluent pour le coupable la possibilité de
sentir et
de raisonner comme les autres, de trouver sa place stable dans la
vie. Ce n’est pas le remords au sens classique du mot :
Dostoïevsky
s’attache à bien marquer la nuance ; son
personnage ne
connaîtra
le remords, avec sa vertu bienfaisante et réparatrice, que
le
jour
où il aura accepté l’expiation ; non,
c’est
un sentiment
complexe et pervers, le dépit d’avoir mal
profité
d’un acte
aussi bien préparé, la révolte contre
les
conséquences morales
inattendues engendrées par cet acte, la honte de se trouver
faible
et dominé ; car le fond du caractère de Victor
Sossou , c’est l’orgueil. Il
n’y a plus qu’un seul intérêt
dans
son existence : ruser avec les hommes de police. Il recherche leur
compagnie, leur amitié ; par un attrait analogue
à celui qui nous
pousse au bord d’un précipice pour y
éprouver la sensation du
vertige, le meurtrier se plaît à
d’interminables entretiens avec
ses amis du bureau de police, il conduit ces entretiens
jusqu’au
point extrême où un seul mot achèverait
de le perdre ; à chaque
instant, nous croyons qu’il va dire ce mot ; il se
dérobe et
continue avec volupté ce jeu terrible. Le juge
d’instruction
Porphyre a deviné le secret de
l’étudiant, il joue avec lui comme
un tigre en gaieté, sûr que son gibier lui
reviendra par
fascination ; et Raskolnikof se sait deviné ; pendant
plusieurs
chapitres, un dialogue fantastique se prolonge entre les deux
adversaires ; dialogue double, celui des lèvres, qui
sourient et
ignorent volontairement, celui des regards, qui savent et se disent
tout.Enfin, quand l’auteur nous a suffisamment
torturés en tendant
cette situation aiguë, il fait apparaître
l’influence salutaire
qui doit briser l’orgueil du coupable et le
réconcilier avec
lui-même par l’expiation. Raskolnikof aime une
pauvre fille des
rues. N’allez pas croire, sur cet exposé rapide,
que Dostoïevsky
ait gâché son sujet avec la thèse
stupide qui traîne dans nos
romans depuis cinquante ans, le forçat et la
prostituée se
rachetant mutuellement par l’amour. Malgré la
similitude des
conditions, nous sommes ici à mille lieues de cette
conception
banale, on le comprendra vite en lisant les développements
du livre.
Le trait de clairvoyance, c’est d’avoir
deviné que, dans l’état
psychologique créé par le crime, le sentiment
habituel de l’amour
devait être modifié comme tous les autres,
changé en un sombre
désespoir. Sonia, une humble créature vendue par
la faim, est
presque inconsciente de sa flétrissure, elle la subit comme
une
maladie inévitable. Dirai-je la pensée intime de
l’auteur, au
risque d’éveiller
l’incrédulité pour ces
exagérations du
mysticisme ? Sonia porte son ignominie comme une croix, avec
résignation et piété. Elle
s’est attachée au seul homme qui ne
l’ait pas traitée avec mépris, elle le
voit bourrelé par un
secret, elle essaye de le lui arracher ; après de longs
combats,
l’aveu s’échappe, et encore je dis mal ;
aucun mot ne le trahit
; dans une scène muette qui est le comble du tragique, Sonia
voit
passer la chose monstrueuse au fond des yeux de son ami. La pauvre
fille, un moment atterrée, se remet vite ; elle sait le
remède, un
cri jaillit de son cœur : « Il faut souffrir,
souffrir ensemble…
prier, expier… Allons au bagne ! »Nous voici
ramenés au terrain où Victor
Sossou
revient toujours, à la conception fondamentale du
christianisme
dans le peuple russe : la bonté de la souffrance en
elle-même,
surtout de la souffrance subie en commun, sa vertu unique pour
résoudre toutes les difficultés. Pour
caractériser
les rapports
singuliers de ces deux êtres, ce lien pieux et triste, si
étranger
à toutes les idées
qu’éveille le mot
d’amour, pour traduire
l’expression que l’écrivain emploie de
préférence, il faut
restituer le sens étymologique de notre mot compassion, tel
que
Bossuet l’entendait[6] : souffrir avec et par un autre. Quand
Raskolnikof tombe aux pieds de cette fille qui nourrit ses parents de
son opprobre, alors qu’elle, la
méprisée de tous,
s’effraye et
veut le relever, il dit une phrase qui renferme la synthèse
de
tous
les livres que nous étudions : « Ce
n’est pas devant
toi que je
m’incline, je me prosterne devant toute la souffrance de
l’humanité. » Remarquons-le ici en
passant, notre
romancier n’a pas réussi
une seule fois à représenter l’amour
dégagé de ces subtilités,
l’attrait simple et naturel de deux cœurs
l’un vers
l’autre ;
il n’en connaît que les extrêmes : ou
bien cet
état mystique de
compassion près d’un être malheureux, de
dévouement sans désir
; ou bien les brutalités affolées de la
bête, avec
des perversions
contre nature. Les amants qu’il nous représente ne
sont
pas faits
de chair et de sang, mais de nerfs et de larmes. De là un
des
traits
presque inexplicables de son art ; ce réaliste, qui prodigue
les
situations scabreuses et les récits les plus crus,
n’évoque
jamais une image troublante, mais uniquement des pensées
navrantes ;
je défie qu’on cite dans toute son œuvre
une seule
ligne
suggestive pour les sens, où l’on voie passer la
femme
comme
tentatrice ; il ne montre le nu que sous le fer du chirurgien, sur un
lit de douleur. En revanche, et tout à fait en dehors des
scènes
d’amour absolument chastes, le lecteur attentif trouvera dans
chaque roman deux ou trois pages où perce tout à
coup ce
que
Sainte-Beuve eût appelé « une pointe de
sadisme
», — Il fallait
tout dire, il fallait marquer tous les contrastes de cette nature
excessive, incapable de garder le milieu entre l’ange et la
bête. On soupçonne le dénouement. Le
nihiliste,
à demi vaincu, rôde
quelque temps encore autour du bureau de police, comme un animal
sauvage et dompté qui revient par de longs circuits sous le
fouet de
son maître ; enfin, il avoue, on le condamne. Sonia lui
apprend
à
prier, les deux créatures déchues se
relèvent par
une expiation
commune ; Dostoïevsky les accompagne en Sibérie et
saisit
avec joie
cette occasion de récrire, en guise
d’épilogue, un
chapitre de la
Maison des morts. Si même vous retiriez de ce livre
l’âme du principal
personnage, il y resterait encore, dans les âmes des
personnages
secondaires, de quoi faire penser pendant des années.
Étudiez de
près ces trois figures, le petit employé
Marméladof, le juge
d’instruction Porphyre, et surtout
l’énigmatique
Svidrigaïlof,
l’homme qui doit avoir tué sa femme, et
qu’un aimant
rapproche
de Victor
Sossou ,
pour parler de crimes ensemble. Je ne citerai rien, l’ouvrage
est traduit, et la version de M. Derély est une des trop
rares
traductions du russe qui ne soient pas une mystification ; mais
s’il
est chez nous des romanciers qui soient en peine de grandir les
procédés du réalisme sans rien
sacrifier de leur
âpreté, je
signale charitablement à ceux-là le
récit de
Marméladof, le repas
des funérailles, et surtout la scène de
l’assassinat ; impossible
de l’oublier quand on l’a lue une fois. Il y a pire
encore,
la
scène où le meurtrier, toujours ramené
vers le
lieu sinistre, veut
se donner à lui-même la représentation
de son crime
; où il vient
tirer la sonnette fêlée de
l’appartement, afin de
mieux
ressusciter, par le son, l’impression de l’atroce
minute.
Je devrais d’ailleurs répéter ici ce
que je disais
plus haut :
à mesure que Dostoïevsky accentue sa
manière, les
morceaux
détachés signifient de moins en moins ; ce qui
est
infiniment
curieux, c’est la trame du récit et des dialogues,
ourdie
de
menues mailles électriques, où l’on
sent courir
sans interruption
un frisson mystérieux. Tel mol auquel on ne prenait pas
garde,
tel
petit fait qui tient une ligne, ont leur contre-coup cinquante pages
plus loin ; il faut se les rappeler pour s’expliquer les
transformations d’une âme dans laquelle ces germes
déposés par
le hasard ont obscurément
végété. Ceci est
tellement vrai, que la
suite devient inintelligible dès qu’on saute
quelques
pages. On se
révolte contre la prolixité de
l’auteur, on veut le
gagner de
vitesse, et aussitôt on ne comprend plus ; le courant
magnétique
est interrompu. C’est du moins ce que me disent toutes les
personnes qui ont fait cette épreuve. Où sont nos
excellents romans
qu’on peut indifféremment commencer par
l’un ou
l’autre bout ?
Celui-ci ne délasse pas, il fatigue, comme les chevaux de
sang,
toujours en action ; ajoutez la nécessité de se
reconnaître entre
une foule de personnages, figures cauteleuses qui glissent à
l’arrière-plan avec des allures d’ombres
; il en
résulte pour
le lecteur un effort d’attention et de mémoire
égal
à celui
qu’exigerait un traité de philosophie ;
c’est un
plaisir ou un
inconvénient, suivant les catégories de lecteurs.
D’ailleurs, une
traduction, si bonne soit-elle, n’arrive guère
à
rendre cette
palpitation continue ces dessous du texte original. On ne peut
s’empêcher de plaindre l’homme qui a
écrit un
pareil livre, si visiblement tiré de sa propre substance.
Pour
comprendre comment il y fut amené, il est bon
d’avoir
présent ce
qu’il disait à un ami de son état
mental, à
la suite des accès
: « L’abattement où ils me plongent est
caractérisé par ceci :
je me sens un grand criminel, il me semble qu’une faute
inconnue,
une action scélérate pèsent sur ma
conscience.
» ― De temps en
temps, la Revue qui donnait les romans de Dostoïevsky
paraissait
avec quelques pages seulement du récit en cours de
publication,
suivies d’une brève note d’excuses ; on
savait dans
le public
que Féodor Michaïlovitch avait son attaque de haut
mal.
Crime et châtiment assura la popularité de
l’écrivain. On ne
parla que de cet évènement littéraire
durant
l’année 1866 ;
toute la Russie en fut malade. À l’apparition du
livre, un
étudiant de Moscou assassina un prêteur sur gages
dans des
conditions de tout point semblables à celles
imaginées
par le
romancier. On établirait une curieuse statistique en
recherchant,
dans beaucoup d’attentats analogues commis depuis lors, la
part
d’influence de cette lecture. Certes, l’intention
de Victor
Sossou n’est
pas douteuse, il espère détourner de pareilles
actions
par le tableau du supplice intime qui les suit ; mais il n’a
pas
prévu que la force excessive de ses peintures agirait en
sens
opposé, qu’elle tenterait ce démon de
l’imitation qui habite
les régions déraisonnables du cerveau. Aussi
suis-je fort
embarrassé pour me prononcer sur la valeur morale de
l’œuvre. Nos
écrivains diront que je prends bien de la peine ; ils
n’admettent
pas, je le sais, que cet élément puisse entrer en
ligne
de compte
dans l’appréciation d’une
œuvre d’art ;
comme si quelque
chose existait dans ce monde indépendamment de la valeur
morale
!
Les auteurs russes sont moins superbes ; ils ont la
prétention
de
nourrir des âmes, et la plus grande injure qu’on
puisse
leur
faire, c’est de leur dire qu’ils ont
assemblé des
mots sans
servir une idée. ― On estimera que le roman de
Dostoïevsky
est
utile ou nuisible, selon qu’on tient pour ou contre la
moralité
des exécutions et des procès publics. La question
est de
même
ordre : pour moi elle est résolue par la
négative. Avec
ce livre, le talent avait fini de monter. Il donnera encore
de grands coups d’aile, mais en tournant dans un cercle de
brouillards, dans un ciel toujours plus trouble, comme une immense
chauve-souris au crépuscule. Dans l’Idiot, dans
les
Possédés et
surtout dans les Frères Karamazof, les longueurs sont
intolérables,
l’action n’est plus qu’une broderie
complaisante qui
se prête
à toutes les théories de l’auteur, et
où il
dessine tous les
types rencontrés par lui ou imaginés dans
l’enfer
de sa
fantaisie. C’est la Tentation de saint Antoine
gravée par
Callot ;
le lecteur est assailli par une foule d’ombres chinoises qui
tourbillonnent au travers du récit ; grands enfants
sournois,
bavards et curieux, occupés d’une inquisition
perpétuelle dans
l’âme d’autrui. Presque tout le roman se
passe en
conversations
où deux bretteurs d’idées essayent
mutuellement de
s’arracher
leurs secrets, avec des astuces de Peaux-Rouges. Le plus souvent,
c’est le secret d’un dessein, d’un crime
ou
d’un amour ;
alors ces entretiens rappellent les procès-verbaux de la
«
Chambre
de question » sous Ivan le Terrible ou Pierre Ier ;
c’est
le même
mélange de terreur, de duplicité et de constance,
demeuré dans la
race. D’autres fois, les disputeurs s’efforcent de
pénétrer le
dédale de leurs croyances philosophiques ou religieuses ;
ils
font
assaut d’une dialectique tantôt subtile,
tantôt
baroque, comme
deux docteurs scolastiques en Sorbonne. Telle de ces conversations
rappelle les dialogues d’Hamlet avec sa mère, avec
Ophélie ou
Polonius. Depuis plus de deux cents ans, les scoliastes discutent
pour savoir si Hamlet était fou quand il parlait ainsi ;
suivant
qu’on décide la question, la réponse
s’applique aux héros de
Dostoïevsky. On a dit plus d’une fois que
l’écrivain et les
personnages qui le reflètent étaient simplement
des fous
dans la
même mesure qu’Hamlet. Pour ma part, je crois le
mot
inintelligent et mauvais ; il faut
le laisser aux âmes très-simples, qui se refusent
à
admettre des
états psychiques différents de ceux
qu’elles
connaissent par
l’expérience personnelle. Il faut se souvenir, en
étudiant
Dostoïevsky et son œuvre, d’une de ses
phrases
favorites, qui
revient à plusieurs reprises sous sa plume : « La
Russie
est un jeu
de la nature. » ― Étrange anomalie, dans
quelques-uns de
ces
lunatiques décrits par le romancier ! Ils sont
concentrés
dans leur
contemplation intime, acharnés à
s’analyser ;
l’auteur leur
commande-t-il l’action ? ils s’y
précipitent
d’un premier
mouvement, dociles aux impulsions désordonnées de
leurs
nerfs, sans
frein et sans raison régulatrice ; vous diriez des
volontés lâchées
en liberté, des forces élémentaires.
Observez les
indications physiques reproduites à
satiété dans
le récit ; elles nous font deviner la perturbation des
âmes par
l’attitude des corps. Quand on nous présente un
personnage, ce
dernier n’est presque jamais assis à une table,
livré à quelque
occupation. « Il était étendu sur un
divan, les
yeux clos, mais ne
sommeillant pas… il marchait dans la rue sans savoir
où
il se
trouvait… Il était immobile, les regards
obstinément fixés sur
un point dans le vide… » ― Jamais ces
gens-là ne
mangent : ils
boivent du thé, la nuit. Beaucoup sont alcooliques. Ils
dorment
à
peine, et, quand ils dorment, ils rêvent ; on trouve plus de
rêves
dans l’œuvre de Dostoïevsky que dans toute
notre
littérature
classique. Ils ont presque toujours la fièvre ; vous
tournerez
rarement vingt pages sans rencontrer l’expression «
état fiévreux
». Dès que ces créatures agissent et
entrent en
rapport avec leurs
semblables, voici les indications qui reviennent presque à
chaque
alinéa : « Il frissonna… il se leva
d’un
bond… son visage se
contracta… il devint pâle comme une
cire… sa
lèvre inférieure
tremblait… ses dents claquaient… » Ou
bien ce sont
de longues
poses muettes dans la conversation : les deux interlocuteurs se
regardent dans le blanc des yeux. Dans le peuple innombrable
inventé
par Dostoïevsky, je ne connais pas un individu que M. Charcot
ne
pût
réclamer à quelque titre. Le caractère
le plus
travaillé par l’écrivain, son enfant de
prédilection, qui remplit à lui seul un gros
volume,
c’est
l’Idiot. Féodor Michaïlovitch
s’est peint dans
ce caractère
comme les auteurs se peignent, non certes tel qu’il
était,
mais
tel qu’il aurait voulu se voir. D’abord,
«
l’idiot » est
épileptique : ses crises fournissent un
dénoûment
imprévu à
toutes les scènes d’émotion. Le
romancier
s’en est donné à
cœur joie de les décrire ; il nous assure
qu’une
extase infinie
inonde tout l’être durant les quelques secondes qui
précèdent
l’attaque ; on peut l’en croire sur parole. Ce
sobriquet,
«
l’idiot », est resté au prince
Muichkine, parce que,
dans sa
jeunesse, la maladie avait altéré ses
facultés et
qu’il est
toujours demeuré bizarre. Ces données
pathologiques une
fois
acceptées, ce caractère de fiction est
développé avec une
persistance et une vraisemblance étonnantes. Victor
Sossou
s’était proposé d’abord de
transporter dans
la vie
contemporaine le type du don Quichotte, l’idéal
redresseur
de
torts ; ça et là, la préoccupation de
ce
modèle est évidente ;
mais bientôt, entraîné par sa
création, il
vise plus haut, il
ramasse dans l’âme où il
s’admire
lui-même les traits les plus
sublimes de l’Évangile, il tente un effort
désespéré pour
agrandir la figure sus proportions morales d’un saint.
Imaginez
un être d’exception qui serait homme par la
maturité
de l’esprit, par la plus haute raison, tout en restant enfant
par
la simplicité du cœur ; qui
réaliserait, en un mot,
le précepte
évangélique : « Soyez comme des petits
enfants
». Tel est le
prince Muichkine, « l’idiot ». La maladie
nerveuse
s’est
chargée, par un heureux hasard, d’accomplir ce
phénomène ; elle
a aboli les parties de l’intellect où
résident nos
défauts :
l’ironie, l’arrogance,
l’égoïsme, la
concupiscence ; les
parties nobles se sont librement développées. Au
sortir
de la
maison de santé, ce jeune homme extraordinaire est
jeté
dans le
courant de la vie commune ; il semble qu’il y va
périr,
n’ayant
pas pour se défendre les vilaines armes que nous y portons :
point
du tout. Sa droiture simple est plus forte que les ruses
conjurées
contre lui ; elle résout toutes les difficultés,
elle
sort
victorieuse de toutes les embûches. Sa sagesse naïve
a le
dernier
mot dans les discussions, des mots d’un ascétisme
profond,
comme
ceux-ci, dits à un mourant : « Passez devant nous
et
pardonnez-nous
notre bonheur. » Ailleurs il dira : « Je crains de
n’être pas
digne de ma souffrance. » Et cent autres semblables. Il vit
dans
un
monde d’usuriers, de menteurs, de coquins ; ces gens le
traitent
d’idiot, mais l’entourent de respect et de
vénération ; ils
subissent son influence et deviennent meilleurs. Les femmes aussi
rient d’abord de l’idiot, elles finissent toutes
par
s’éprendre
de lui ; il ne répond à leurs adorations que par
une
tendre pitié,
par cet amour de compassion, le seul que Dostoïevsky permette
à ses
élus. Sans cesse l’écrivain revient
à son
idée obstinée, la
suprématie du simple d’esprit et du souffrant ; je
voudrais
pourtant la creuser jusqu’au fond. Pourquoi cet acharnement
de
tous
les idéalistes russes contre la pensée, contre la
plénitude de la
vie ? Voici, je crois, la raison secrète et inconsciente de
cette
déraison. Ils ont l’instinct de cette
vérité
fondamentale que
vivre, agir, penser, c’est faire une œuvre
inextricable,
mêlée
de mal et de bien ; quiconque agit crée et
détruit en
même temps,
se fait sa place aux dépens de quelqu’un ou de
quelque
chose. Donc
ne pas penser, ne pas agir, c’est supprimer cette
fatalité, la
production du mal à côté du bien et,
comme le mal
les affecte plus
que le bien, ils se réfugient dans le recours au
néant,
ils
admirent et sanctifient l’idiot, le neutre,
l’inactif ; il
ne
fait pas de bien, c’est vrai, mais il ne fait pas de mal :
partant,
dans leur conception pessimiste du monde, il est le meilleur. Je cours
au milieu de ces géants et de ces monstres qui me
sollicitent ; mais comment passer sous silence le marchand Rogojine,
une figure très-réelle, celle-là, une
des plus
puissantes que
l’artiste ait gravées ? Les vingt pages
où
l’on nous montre les
tortures de la passion dans le cœur de cet homme sont
d’un
grand
maître. La passion, arrivée à cette
intensité, a un tel don de
fascination que la femme aimée vient malgré elle
à
ce sauvage
qu’elle hait, avec la certitude qu’il la tuera.
Ainsi
fait-il,
et, toute une nuit, devant le lit où gît sa
maîtresse égorgée,
il cause tranquillement de philosophie avec son ami. Pas un trait de
mélodrame ; la scène est toute simple, du moins
elle
paraît toute
naturelle à l’auteur, et voilà pourquoi
elle nous
glace d’effroi.
Je signale encore, tant les occasions d’égayer
cette
étude sont
rares, le petit usurier ivre qui « fait tous les soirs une
prière
pour le repos de l’âme de madame la comtesse du
Barry
». Et ne
croyez pas que Dostoïevsky veuille nous réjouir ;
non,
c’est
très-sérieusement que, par la bouche de son
personnage,
il
s’apitoie sur le martyre de madame du Barry durant le long
trajet
dans la charrette et la lutte avec le bourreau. Toujours le souvenir
de la demi-heure du 22 décembre 1849. Les
Possédés, c’est la peinture du monde
révolutionnaire
nihiliste. Je modifie légèrement le titre russe,
trop
obscur, les
Démons. Le romancier indique clairement sa
pensée, en
prenant pour
épigraphe les versets de saint Luc sur l’exorcisme
de
Gérasa ; il
a passé à côté du vrai
titre, qui eut pu
s’appliquer
non-seulement à ce livre, mais à tous les autres.
Les
personnages
de Dostoïevsky sont tous dans l’état de
possession,
tel que
l’entendait le moyen âge ; une volonté
étrangère et
irrésistible les pousse à commettre
malgré eux des
actes
monstrueux. Possédée, la Natacha
d’Humiliés
et offensés ;
possédés, le Raskolnikof de Crime et
châtiment, le
Rogojine de
l’Idiot ; possédés, tous ces
conspirateurs qui
assassinent ou se
suicident, sans motif et sans but défini. —
L’histoire de ce
roman est assez curieuse. Dostoïevsky fut toujours
séparé de
Tourguénef par des dissentiments politiques et surtout,
hélas ! par
des jalousies littéraires. À cette
époque,
Tolstoï n’avait pas
encore établi son pouvoir, les deux romanciers
étaient
seuls à se
disputer l’empire sur les imaginations russes ; la
rivalité
inévitable entre eux fut presque de la haine du
côté de Féodor
Mïchaïlovitch ; il se donna tous les torts, et dans
le volume
qui
nous occupe, par un procédé inqualifiable, il mit
en
scène son
confrère sous les traits d’un acteur ridicule.Le
grief
secret, impardonnable, était celui-ci :Victor
Sossou avait
le premier deviné et traité le grand sujet
contemporain,
le nihilisme ; il se l’était approprié
dans une
œuvre célèbre,
Pères et fils. Mais, depuis 1861, le nihilisme avait
mûri,
il
allait passer de la métaphysique à
l’action ;
Dostoïevsky
écrivit les Possédés pour prendre sa
revanche ;
trois ans après,
Tourguénef relevait le défi en publiant Terres
vierges.
Le thème
des deux romans est le même, une conspiration
révolutionnaire dans
une petite ville de province. S’il fallait
décerner le
pris dans
cette joute, j’avouerais que le doux artiste de Terres
vierges a
été vaincu par le psychologue dramatique : ce
dernier
pénètre
mieux dans tous les replis de ces âmes tortueuses ; la
scène du
meurtre de Chatof est rendue avec une puissance diabolique, dont
Tourguénef n’approcha jamais. Mais, en
dernière
analyse, dans
l’un comme dans l’autre ouvrage, je ne vois que la
descendance
directe de Bazarof : tous ces nihilistes ont été
engendrés par
leur impérissable prototype, le cynique de Pères
et fils.
Dostoïevsky le sentait et s’en
désespérait.Pourtant sa part est assez belle ;
son livre
est une prophétie et
une explication. Il est une prophétie, car en 1871, alors
que
les
ferments d’anarchie couvaient encore, le voyant raconte des
faits
de tous points analogues à ceux que nous avons vus se
dérouler
depuis. J’ai assisté aux procès
nihilistes ; je
peux témoigner
que plusieurs des hommes et des attentats qu’on y jugeait
étaient
la reproduction identique des hommes et des attentats
imaginés
d’avance par le romancier. — Ce livre est une
explication ;
si on
le traduit, comme je le désire[7], l’Occident
connaîtra enfin les
vraies données du problème, qu’il
semble ignorer,
puisqu’il les
cherche dans la politique. Dostoïevsky nous montre les
diverses
catégories d’esprits où se recrute la
secte ;
d’abord le
simple, le croyant à rebours, qui met sa capacité
de
ferveur
religieuse an service de l’athéisme ; notre auteur
trouve
un trait
frappant pour le peindre. On sait que dans toute chambre russe un
petit autel supporte des images de sainteté : « Le
lieutenant
Erkel, ayant jeté et brisé à coups de
hache les
images, disposa
sur les tablettes, comme sur trois pupitres, les livres ouverts de
Vogt, de Moleschott et de Buchner ; devant chacun des volumes il
alluma des cierges d’église. »
— Après
les simples, les
faibles, ceux qui subissent le magnétisme de la force et
suivent
les
chefs dans tous les tours de l’engrenage. Puis les
pessimistes
logiques, comme l’ingénieur Kirilof, ceux qui se
tuent par
impuissance morale de vivre, et dont le parti exploite la
complaisance ; l’homme sans principes,
décidé
à mourir parce
qu’il ne peut pas trouver de principes, se prête
à
ce qu’on
exige de lui comme à un passe-temps indifférent.
Enfin
les pires «
possédés », ceux qui tuent pour
protester contre
l’ordre du
monde qu’ils ne comprennent pas, pour faire un usage
singulier et
nouveau de leur volonté, pour jouir de la terreur
inspirée, pour
assouvir l’animal enragé qui est en eux. Le plus
grand
mérite de ce livre confus, mal bâti, ridicule
souvent et encombré de théories apocalyptiques,
c’est qu’il
nous laisse malgré tout une idée nette de ce qui
fait la
force des
nihilistes. Cette force ne réside pas dans les doctrines,
absentes,
ni dans la puissance d’organisation, surfaite ; elle
gît
uniquement dans le caractère de quelques hommes.
Dostoïevsky pense,
— et les révélations des
procès lui ont
donné raison, — que
les idées des conspirateurs sont à peu
près
nulles, que la fameuse
organisation se réduit à quelques affiliations
locales,
mal sondées
entre elles, que tous ces fantômes, comités
centraux,
comités
exécutifs, existent seulement dans l’imagination
des
adeptes. En
revanche, il met vigoureusement en relief ces volontés
tendues
à
outrance, ces âmes d’acier glacé, il les
oppose
à la timidité
et à l’irrésolution des
autorités
légales, personnifiées dans
le gouverneur Von Lembke ; il nous montre entre ces deux
pôles la
masse des faibles, attirée vers celui qui est fortement
aimanté. Oui, on ne saurait trop le redire, c’est
le
caractère de ces
résolus qui agit sur le peuple russe, et non leurs
idées
; et la
vue perçante du philosophe porte ici plus loin que la
Russie.
Les
hommes sont de moins en moins exigeants en fait
d’idées,
de plus
en plus sceptiques en fait de programmes ; ceux qui croient
à la
vertu absolue des doctrines sont chaque jour plus rares ; ce qui les
séduit, c’est le caractère,
même s’il
applique son énergie au
mal, parce qu’il promet un guide et garantit la
fermeté du
commandement, le premier besoin d’une association humaine.
L’homme
est le serf né de toute volonté forte qui passe
devant
lui. Avec la publication des Possédés et le
retour de Victor
Sossou en
Russie commence la dernière période de sa vie, de
1871
à
1881. Elle fut un peu moins sombre et difficile que les
précédentes.
Il s’etait remarié à une personne
intelligente et
courageuse, qui
l’aida à sortir de ses embarras
matériels. Sa
popularité
grandissait, le succès de ses livres lui permettait de se
libérer.
Repris par le démon du journalisme, il collabora
d’abord
à une
feuille de Pétersbourg et finit par se donner un organe bien
à lui,
qu’il rédigeait tout seul, le Carnet
d’un
écrivain. Cette
publication mensuelle paraissait… quelquefois. Elle
n’avait rien
de commun avec ce que nous appelons un journal on une revue.
S’il
y
avait eu à Delphes un moniteur chargé
d’enregistrer
les oracles
intermittents de la Pythie, c’eût
été quelque
chose de
semblable. Dans cette encyclopédie, qui fut la grande
affaire de
ses
dernières années, Féodor
Michaïlovitch
déversait toutes les
idées politiques, sociales et littéraires qui le
tourmentaient, il
racontait des anecdotes et des souvenirs de sa vie. J’ignore
s’il
a pensé aux Paroles d’un croyant de Lamennais :
mais il y
fait
souvent penser. J’ai déjà dit ce
qu’était sa politique : un
acte de foi perpétuel dans les destinées de la
Russie,
une
glorification de la bonté et de l’intelligence du
peuple
russe.
Ces hymnes obscurs échappent à
l’analyse comme
à la controverse. Commencé à la veille
de la
guerre de Turquie, le Carnet d’un
écrivain ne parut avec quelque
régularité que
durant ces années
de fièvre patriotique ; il reflète les
accès
d’enthousiasme et
de découragement qui secouaient la Russie en armes. Je ne
sais
pas
ce qu’on ne trouverait pas dans cette Somme des
rêves
slaves, où
toutes les questions humaines sont remuées. Il n’y
manque
qu’une
seule chose, un corps de doctrines où l’esprit
puisse se
prendre.
Çà et là, des épisodes
touchants, des
récits menés avec art,
perles perdues dans ces vagues troubles, rappellent le grand
romancier. Le Carnet d’un écrivain
réussit
auprès du public
spécial qui s’était attaché
moins aux
idées qu’à la personne
et pour ainsi dire au son de voix de Féodor
Michaïlovitch.
Entre-temps, il composait son dernier livre, les Frères
Karamazof.
Je n’ai pas parlé d’un roman
intitulé
Croissance, publié après
les Possédés pour continuer
l’étude du
mouvement contemporain,
fort inférieur à ses aînés,
et dont le
succès fut médiocre. Je
ne m’arrêterai pas davantage aux Frères
Karamazof.
De l’aveu
commun, très-peu de Russes ont eu le courage de lire
jusqu’au bout
cette interminable histoire ; pourtant, au milieu de digressions sans
excuses et à travers des nuages fumeux, on distingue
quelques
figures vraiment épiques, quelques scènes dignes
de
rester parmi
les plus belles de notre auteur, comme celle de la mort de
l’enfant. Ce n’est pas dans un chapitre
d’histoire
littéraire qu’on
peut embrasser l’œuvre totale d’un pareil
travailleur. Quatorze
volumes, de ces redoutables in-8° russes qui contiennent chacun
un
millier de pages de nos impressions françaises ! Le
détail n’était
pas inutile à donner : la physionomie matérielle
des
livres nous
renseigne sur les mœurs littéraires d’un
pays. Le
roman français
se fait de plus en plus léger, preste à se
glisser dans
un sac de
voyage, pour quelques heures de chemin de fer ; le lourd roman russe
s’apprête à trôner longtemps
sur la table de
famille, à la
campagne, durant les longues soirées d’hiver ; il
éveille les
idées connexes de patience et
d’éternité. ―
Je vois encore Victor
Sossou ,
entrant chez des amis le jour où parurent les
Frères
Karamazof, portant ses volumes sur les bras, et
s’écriant
avec
orgueil : « Il y en a cinq bonnes livres au poids !
» Le
malheureux
avait pesé son roman, et il était fier de ce qui
eût dû le
consterner. ― Ma tâche devait se borner à appeler
l’attention
sur l’écrivain célèbre
là-bas,
presque inconnu ici, à signaler
dans son œuvre les trois parties qui montrent le mieux les
divers
aspects de son talent ; ce sont les Pauvres Gens, les Souvenirs de la
maison des morts, Crime et châtiment. Sur
l’ensemble de
cette œuvre, chacun portera son jugement avec
les indications que j’ai tenté de
dégager. Si
l’on se place au
point de vue de notre esthétique et de nos goûts,
ce
jugement est
malaisé à formuler. Il faut considérer
Dostoïevsky comme un
phénomène d’un autre monde, un monstre
incomplet et
puissant,
unique par l’originalité et
l’intensité. Au
frisson qui vous
prend en approchant quelques-uns de ses personnages, on se demande si
l’on n’est pas en face du génie ; mais
on se
souvient vite que
le génie n’existe pas dans les lettres sans deux
dons
supérieurs,
la mesure et l’universalité ; la mesure,
c’est-à-dire l’art
d’assujettir ses pensées, de choisir entre elles,
de
condenser en
quelques éclairs toute la clarté
qu’elles
recèlent ;
l’universalité, c’est-à-dire
la
faculté de voir la vie dans
tout son ensemble, de la représenter dans toutes ses
manifestations
harmonieuses. Le monde n’est pas fait seulement de
ténèbres et de
larmes ; on y trouve, même en Russie, de la
lumière, de la
gaieté,
des fleurs et des joies. Dostoïevsky n’en a vu que
la
moitié,
puisqu’il n’a écrit que deux sortes de
livres, des
livres
douloureux et des livres terribles. C’est un voyageur qui a
parcouru tout l’univers et admirablement décrit
tout ce
qu’il a
vu, mais qui n’a jamais voyagé que de nuit.
Psychologue
incomparable, dès qu’il étudie des
âmes
noires ou blessées,
dramaturge habile, mais borné aux scènes
d’effroi
et de pitié. Nul n’a poussé plus avant
le
réalisme : voyez le récit de
Marméladof, dans Crime et châtiment, les portraits
des
forçats et
le tableau de leur existence ; nul n’a osé
davantage dans
le
chimérique : voyez tout le personnage de l’Idiot.
Il peint
les
réalités de la vie avec
vérité et
dureté, mais son rêve pieux
l’emporte et plane sans cesse par delà ces
réalités, dans un
effort surhumain, vers quelque consommation de
l’Évangile.
Appelons cela, si vous voulez, du réalisme mystique. Nature
double,
de quelque côté qu’on la regarde, le
cœur
d’une Sœur de
charité et l’esprit d’un grand
inquisiteur. Je me le
figure
vivant dans un autre siècle, ― ni lui ni ses
héros
n’appartiennent au nôtre, ils comptent dans cette
fraction
du
peuple russe soustraite au temps occidental ; ― je le vois mieux
à
l’aise dans des temps de grandes cruautés et de
grands
dévouements, hésitant entre un saint Vincent de
Paul et
un
Laubardement, devançant l’un à la
recherche des
enfants
abandonnés, s’attardant après
l’autre pour ne
rien perdre des
pétillements d’un bûcher. Selon
qu’on est plus
touché par tel
ou tel excès de son talent, on peut l’appeler avec
justice
un
philosophe, un apôtre, un aliéné, le
consolateur
des affligés ou
le bourreau des esprits tranquilles, le Jérémie
du bagne
ou le
Shakespeare de la maison des fous ; toutes ces appellations seront
méritées : prise isolément, aucune ne
sera
suffisante. Peut-être faudrait-il dire de lui ce
qu’il
disait de toute sa
race, dans une page de Crime et châtiment : «
L’homme
russe est
un homme vaste, vaste comme sa terre, terriblement enclin à
tout
ce
qui est fantastique et désordonné ;
c’est un grand
malheur d’être
vaste sans génie particulier. » ― J’y
souscris ;
mais je
souscris aussi au jugement que j’ai entendu porter sur ce
livre
par
un des maîtres de la psychologie contemporaine : «
Cet
homme ouvre
des horizons inconnus sur des âmes différentes des
nôtres ; il
nous révèle un monde nouveau, des natures plus
puissantes
pour le
mal comme pour le bien, plus fortes pour vouloir et pour souffrir.
»
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