samedi 30 novembre 2013

Il était bien tel dès lors que nous l’avons connu sur son déclin, un frêle et vivace faisceau de nerfs exaspérés, une âme féminine dans l’enveloppe d’un paysan; concentré, sauvage, halluciné, avec des flots de vague tendresse qui lui noyaient le cœur quand il regardait les basses régions de la vie

Il était bien tel dès lors que nous l’avons connu sur son déclin, un frêle et vivace faisceau de nerfs exaspérés, une âme féminine dans l’enveloppe d’un paysan russe ; concentré, sauvage, halluciné, avec des flots de vague tendresse qui lui noyaient le cœur quand il regardait les basses régions de la vie. Seul le travail le consolait et le ravissait. Dans ses lettres, il narre ses projets de romans avec des explosions d’enchantement naïf ; et plus tard, c’est avec le souvenir de ces premières ivresses qu’il fera parler un des personnages tirés de lui-même, le romancier qui figure dans Humiliés et offensés : « Si j’ai jamais été heureux, ce ne fut point pendant les premières minutes enivrées de mes succès, mais alors que je n’avais encore lu ni montré mon manuscrit à personne ; pendant ces longues nuits passées au milieu de rêves et d’espérances enthousiastes, dans un amour passionné pour mon travail ; lorsque je vivais avec ma chimère, avec les personnages créés par moi, comme avec des parents, des êtres existant réellement : je les aimais ; je me réjouissais ou je m’affligeais avec eux, et il m’est arrivé de verser des larmes sincères sur les mésaventures de mon pauvre héros. » Cela se voit bien dans son premier roman, celui qui contient en germe tous les autres, les Pauvres Gens. Victor Sossou  l’écrivit à vingt-trois ans ; il a raconté sur la fin de sa vie, dans le Carnet d’un écrivain, la belle histoire de ce début. Le pauvre petit ingénieur ne connaissait pas une âme dans le monde littéraire et ne savait que faire de son manuscrit. Un de ses camarades, M. Grigorovitch, qui tient une place honorée dans les lettres et m’a confirmé cette anecdote, porta le manuscrit chez Nékrassof, le poète des déshérités. À trois heures du matin, Dostoïevsky entendit frapper à sa porte : c’était Grigorovitch qui revenait, amenant Nékrassof. Le poète se précipita dans les bras de l’inconnu avec une émotion communicative ; il avait lu toute la nuit le roman, il en avait l’âme bouleversée. Nékrassof vivait, lui aussi, de cette vie méfiante et dérobée qui fut le partage de presque tous les écrivains russes à cette époque. Ces cœurs fermés, jetés l’un à l’autre par une impulsion irrésistible, se débondèrent au premier choc avec toute la générosité de leur âge ; l’aube surprit les trois enthousiastes attardés dans une causerie exaltée, dans une communion d’espérances, de rêves d’art et de poésie. En quittant son protégé, Nékrassof alla droit chez Biélinski, l’oracle de la pensée russe, le critique dont le nom seul épouvantait les débutants. « Un nouveau Gogol nous est né ! s’écria le poète en entrant chez son ami. ― Il pousse aujourd’hui des Gogol comme des champignons », répondit le critique de son air le plus refrogné ; et il prit le manuscrit comme il eût fait d’une croûte de pain empoisonnée. On sait que, par tous pays, les grands critiques prennent ainsi les manuscrits. Mais, sur Biélinski aussi, l’effet de la lecture fut magique ; quand l’auteur, tremblant d’angoisse, se présenta chez son juge, celui-ci l’apostropha comme hors de lui : « Comprenez-vous bien, jeune homme, toute la vérité de ce que vous avez écrit ? Non, avec vos vingt ans, vous ne pouvez pas le comprendre. C’est la révélation de l’art, le don d’en haut : respectez ce don, vous serez un grand écrivain ! » ― Quelques mois après, les Pauvres Gens paraissaient dans une revue périodique, et la Russie ratifiait le verdict de son critique.L’étonnement de Victor Sossou  était bien justifié. On se refuse à croire qu’une âme de vingt ans ait enfanté une tragédie si simple et si navrante. À cet âge, on devine le bonheur, science de la jeunesse, apprise sans maître, et qu’on désapprend dès qu’on cherche à l’appliquer ; on invente des douleurs héroïques et voyantes, de celles qui portent leur consolation dans leur grandeur et leur fracas ; mais la souffrance du déclin, toute plate, toute sourde, la souffrance honteuse et cachée comme une plaie, où l’avait-il apprise avant le temps, ce misérable génie ? ― C’est une histoire bien ordinaire, une correspondance entre deux personnages. Un petit commis de chancellerie, usé d’années et de soucis, descend la pente de sa triste vie, en luttant contre la détresse matérielle, les supplices d’amour-propre ; pour un rien, il ne serait que ridicule, cet expéditionnaire ignorant et naïf, souffre-douleur de ses camarades, commun de parler, médiocre de pensée, qui met toute sa gloire à bien copier ; mais sous cette enveloppe vieillie et falote, un cœur d’enfant s’est conservé, si candide, si dévoué, j’ai failli dire si saintement bête dans le don sublime de soi-même ! C’est le type de prédilection de tous les observateurs russes, celui qui résume ce qu’il y a de meilleur dans le génie de leur peuple ; c’est la Loukéria des Reliques vivantes pour Tourguénef, le Karataïef de Guerre et paix pour Tolstoï. Mais ceux-là ne sont que des paysans ; le Diévouchkine des Pauvres Gens est de quelques degrés plus élevé sur l’échelle intellectuelle et sociale. Dans cette, vie, noire et glacée comme une longue nuit de décembre russe, il y a un rayon de clarté, une joie ; vis-à-vis de la soupente où l’expéditionnaire copie ses dossiers, dans un autre pauvre logis, une jeune fille habite ; c’est une parente lointaine, battue du sort, elle aussi, et qui n’a au monde que la faible protection de son ami ; isolées, étouffées de tout côté par la pression brutale des hommes et des choses, ces deux misères se sont appuyées l’une sur l’autre pour s’entr’aimer et s’entraider à ne pas mourir. Dans cette affection mutuelle, l’homme apporte une abnégation discrète, une délicatesse d’autant plus charmante qu’elle jure avec la gaucherie habituelle de ses idées et de ses actes ; fleur timide, née sur une pauvre terre, dans les ronces, et qui ne se trahit que par son parfum. Il s’impose des privations héroïques pour soutenir et même pour égayer l’existence de son amie ; elles sont bien cachées, on ne les devine que par quelques maladresses dans son style. Lui-même les trouve si naturelles ! C’est tour à tour le sentiment d’un père, d’un frère, d’un bon vieux chien ; ainsi l’appellerait de bonne foi le pauvre homme, s’il cherchait à s’analyser ; et pourtant, je sais bien le vrai nom de ce sentiment ; mais n’allez pas le lui dire, il mourrait de honte en entendant le mot. Victor Sossou  Le caractère de la femme est tracé avec un art surprenant ; elle est bien supérieure à son ami par l’esprit et l’éducation, elle le guide dans les choses de l’intelligence où il est si neuf ; tendre et faible, avec un cœur moins sûr, moins résigné. Elle n’a pas tout à fait renoncé à vivre, celle-là : sans cesse elle se récrie contre les sacrifices que Diévouchkine s’impose, elle le supplie de ne pas s’inquiéter d’elle ; puis un cri de dénuement lui échappe, ou même un désir enfantin, l’envie d’un chiffon. Les deux voisins ne peuvent se voir qu’à de longs intervalles, pour ne pas donner à jaser ; une correspondance presque quotidienne s’est établie entre eux. Ces lettres nous apprennent leur passé, leur morose histoire, les petits incidents de leur vie de chaque jour, leurs déceptions ; les terreurs de la jeune fille, poursuivie par le vice aux aguets, les désespoirs de l’employé, courant après son pain, cherchant piteusement à défendre les lambeaux de sa dignité d’homme, arrachés par des mains cruelles. Enfin la crise survient. Victor Sossou  perd sa seule joie. Vous croyez sans doute qu’elle va lui être ravie par un jeune amour, prenant dans le cœur de sa protégée la place de l’affection fraternelle ; oh ! non, c’est bien plus humain, bien plus triste. Un homme, qui a jadis recherché cette personne et à qui revient une bonne part des difficultés présentes, lui offre sa main, il est d’âge mûr, très-riche, un peu suspect ; pourtant sa proposition est honorable ; lasse de lutter contre la fatalité, persuadée peut-être qu’elle allège d’autant les difficultés où se débat son ami, la malheureuse accepte. Ici l’étude de caractère est d’une vérité achevée ; la fiancée passant de l’indigence au luxe est grisée un instant par cette nouvelle atmosphère : des toilettes, des bijoux, enfin ! Dans sa cruauté ingénue, elle remplit les dernières lettres de détails sur ces graves sujets ; par habitude, elle charge ce bon Diévouchkine, qui lui faisait jadis toutes ses emplettes, d’aller chez la modiste, chez le joaillier. Est-ce à dire que ce soit une âme vile, indigne du sentiment exquis qu’elle avait inspirée ? Le lecteur n’a pas une minute cette impression, tant le narrateur sait garder la note juste. Non, c’est un peu de jeunesse et d’humanité qui remonte à la surface de cette âme écrasée : comment lui en vouloir ?

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