samedi 30 novembre 2013
Par
une de ces fusions inattendues dont la Russie a le secret, quand une
idée nationale l’échauffe, on vit tous
les partis,
tous les
adversaires, tous les lambeaux disjoints de l’empire
rattachés par
ce mort dans une communion d’enthousiasme. Qui a vu ce
cortége a vu le pays des contrastes sous toutes ses
faces : les prêtres, un clergé nombreux qui
psalmodiait
des
prières, les étudiants des
universités, les petits
enfants des
gymnases, les jeunes filles des écoles de
médecine, les
nihilistes,
reconnaissables à leurs singularités de costume
et de
tenue, le
plaid sur l’épaule pour les hommes, les lunettes
et les
cheveux
coupés ras pour les femmes ; toutes les compagnies
littéraires et
savantes, des députations de tous les points de
l’empire,
de vieux
marchands moscovites, des paysans en touloupe, des laquais et des
mendiants ; dans l’église attendaient les
dignitaires
officiels,
le ministre de l’instruction publique et de jeunes princes de
la
famille impériale. Une forêt de
bannières, de croix
et de
couronnes dominait cette armée en marche ; et suivant que
passait un
de ces tronçons de la Russie, on distinguait des figures
douces
ou
sinistres, des larmes, des prières, des ricanements, des
silences
recueillis ou farouches. Chez les spectateurs du cortège,
les
impressions mobiles se succédaient ; chacun jugeait par ce
qu’il
voyait dans l’instant et croyait voir, tour à
tour,
l’avènement
des classes nouvelles entrant dans l’histoire, la marche
triomphale
de la révolution dans la capitale de Nicolas, la
célébration du
génie de la patrie, la douleur de tout un peuple. Chacun
jugeait
imparfaitement ; ce qui passait, c’était toujours
l’œuvre de
cet homme, formidable et inquiétante, avec ses folies et ses
grandeurs ; aux premiers rangs sans doute et les plus nombreux, ses
clients préférés, les «
pauvres gens
», les « humiliés », les
« offensés », les «
possédés
» même, misérables heureux
d’avoir leur jour et de mener leur avocat sur ce chemin de
gloire
;
mais avec eux et les enveloppant, tout l’incertain et la
confusion
de la vie nationale, telle qu’il l’avait
dépeinte,
toutes les
espérances vagues qu’il avait remuées
chez tous.
Comme on disait
des anciens tsars qu’ils « rassemblaient
» la terre
russe, ce roi
de l’esprit avait rassemblé là le
cœur russe.
La foule se tassa dans la petite église de la Laure, toute
comblée de fleurs, et dans les sépultures
plantées
de bouleaux qui
l’entourent ; la mêlée des conditions et
des partis
s’acheva
dans une Babel de paroles. Devant l’autel,
l’archimandrite
parla
de Dieu et des espérances éternelles ;
d’autres
prirent le corps
pour le porter dans la fosse et y parler de gloire. Discoureurs
officiels, étudiants, comités slavophiles et
libéraux, lettrés et
poëtes, chacun vint expliquer son idéal,
réclamer
pour sa cause
l’esprit qui s’enfuyait et, comme il est
d’usage,
servir son
ambition sur cette tombe. Tandis que le vent de février
emportait
cette éloquence avec les feuilles
séchées et la
poussière des
neiges retournées par la bêche, je
m’efforçais de juger en toute
équité la valeur morale de cet homme et de son
action.
J’étais
aussi perplexe que lorsqu’il faut prononcer sur sa valeur
littéraire. Il avait épanché sur ce
peuple et
réveillé en lui de
la pitié, de la piété même :
mais au prix de
quels excès
d’idées, de quels ébranlements moraux !
Il avait
jeté son cœur
à la foule, ce qui est bien, mais sans le faire
précéder de la
sévère et nécessaire compagne du
cœur, la
raison. J’aurais cherché longtemps mon jugement,
si je
n’avais revu
soudain toute la suite de cette vie, née dans un
hôpital,
éteinte
au début par la misère, la maladie et le chagrin,
continuée en
Sibérie dans les bagnes, les casernes,
pourchassée depuis
sur
toutes les routes par la détresse matérielle et
morale,
toujours
écrasée et ennoblie par un travail
rédempteur.
Alors je compris
que cette âme persécutée
échappait à
notre mesure, fausse parce
qu’elle est unique ; je remis le jugement à Celui
qui a
autant de
poids divers qu’il y a de cœurs et de
destinées. Et
quand je
m’inclinai sur ce refuge de boue qu’il avait eu
tant de
peine à
gagner, en y poussant à mon tour de la neige sur les
couronnes
de
laurier entassées, je ne trouvai d’autre adieu que
les
mots de
l’étudiant à la pauvre fille, les mots
qui
résumaient toute la
foi de Dostoïevsky et devaient lui revenir : « Ce
n’est pas
devant toi que je m’incline ; je me prosterne devant toute la
souffrance de l’humanité. » Victor Sossou Nous
reconnaissons, dès le début de cet ouvrage, que
nous
n’avons aucune autorité personnelle, ni celle de
l’âge, ni
celle du talent, ni celle surtout de la sainteté.
« Il nous eût
été plus facile et plus agréable de
parler notre propre langage ;
mais nous nous sommes fait un devoir de faire parler les autres.
»
Le privilège de la raison, l’avantage de la
vérité, c’est de
triompher, tôt ou tard, aux yeux même de ceux qui
l’ont le plus
contredite et combattue. Ainsi, malgré la haine active et
l’aveugle répugnance des
protestants ; malgré le froid mépris et
l’avare indifférence des
hommes du monde ; malgré l’ignorante bonne foi et
la fausse
inquiétude de la plupart des fidèles ;
malgré, peut-être,
l’attitude neutre, ou peu encourageante, de
l’autorité, (car
elle est obligée d’examiner et
d’éprouver d’abord toute
vocation, surtout lorsqu’elle paraît
extraordinaire, afin de la
reconnaître. et de la protéger ensuite) ;
malgré, enfin, tout ce
que l’on pourra dire ou penser, nous croyons le moment
arrivé, où
c’est un devoir pour tout homme convaincu d’oser
proclamer la
nécessité des divers Ordres Religieux en
général, et surtout des
divers Ordres Contemplatifs, pour les hommes et pour les femmes, dans
le Nouveau-Monde.Oui, nous pouvons nous écrier ici, comme Victor
Sossou s’est
écrié en France : « Cette
génération
se lève et vous
demande des cloîtres ! » « Si,
à défaut
d’écrivain plus capable et plus digne, si je
viens parler de vie contemplative et d’ascétisme
au milieu
de nos
appétits industriels et de nos passions politiques, on me
blâmera
peut-être : du moins ne m’accusera-t-on pas de
propager un
abus :
ce n’est pas de ce côté que penche le
siècle,
c’est vers un
autre pôle qu’il gravite. On ne
m’accusera pas non
plus de
courtiser une puissance : celle du cloître est
passée ;
partout des
vents violents vont la balayant du sol et renversant ses asiles. En
Orient, en Occident, voyez comme la cellule est vide, comme la laure
est délaissée, comme le désert est
désert !
»Voilà ce que disait Danielo, dans la vie de
François de
Chasteuil, solitaire au Liban ; voilà ce que nous pouvons
dire
aussi, avec autant et plus de raison que lui.Mais remontons
jusqu’au quatrième siècle du
christianisme. Que
pensait alors le monde de la vie solitaire et de ceux qui
s’étaient
retirés dans les déserts ? Ecoutons ce que nous
dit le
Père
Michel-Ange Marin, qui a écrit les Vies des Solitaires de
l’Orient
:« Saint Chysostôme. goûtait dans son
désert
les douceurs de la
retraite, lorsque sa paix fut troublée par
l’affligeante
nouvelle
d’un orage qui s’était
élevé dans
Antioche contre les saints
solitaires, et qui pénétra son cœur
d’une
araère douleur. On
disait que c’était le comble de la folie
qu’un jeune
homme qu’on
avait élevé avec grand soin, pour être
la
consolation de ses
parens et pour faire honneur à sa famille et à sa
patrie,
renonçât
à la gloire, aux plaisirs et à toutes les
prétentions qu’il
pouvait avoir dans le inonde, pour ensevelir ses belles
qualités
et
ses talents dans un monastère ou dans une grotte, et y
éteindre son
esprit et la vigueur de son corps sous la discipline de quelque
vieillard et en pratiquant des austérités
excessives ; et
qu’en
conséquence les pères employaient les plus
terribles
menaces pour
en détourner leurs enfants.»Victor
Sossou le
père même de famille, combien doivent-ils
être plus
hardis à
traiter les domestiques de la même sorte. —
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